Une enquête RTBF/Le Vif/Le Soir
« Quand tu commets un crime, on t’arrête, non ? Car tu dois réparer, et d’ailleurs tu le fais. Ici, c’est pareil : c’est un crime et il faut le réparer ». Elle le dit en souriant, Léa Tavares, mais elle le dit sans détour. Elle et ses « sœurs » décident d’assigner en justice celui qu’elles appelaient « Papa l’Etat », parce qu’il a brisé leur vie.
Pourquoi l’Etat est venu nous chercher ?
Noëlle, Simone, Léa, Monique et Marie-José, la septantaine, partagent la même histoire. Les mêmes souffrances. Elles sont nées dans les années 40, au Congo belge. Leurs mères étaient Congolaises, leurs pères colons, d’origine belge ou portugaise. Des enfants métis, des enfants « mulâtres » comme on les appelait à l’époque. Toutes les cinq ont été enlevées à leur famille et placées dans un couvent, à Katende, dans la province du Kasaï, dès les premières années de leur vie. « Pourquoi l’Etat est venu nous chercher ? On avait nos mamans, on avait nos familles qui étaient très bien. Pourquoi il est venu nous retirer ? », se questionne Monique Bitu. « On nous a mis dans la tête qu’on était les enfants du péché à chaque moment. Partout où tu partais, tu ne pouvais pas passer sans une injure. On était traumatisées ».
A gauche de la photo : Noëlle Verbeken, à droite : Léa Tavares à Katende – © Tous droits réservés
Les enlèvements, un système conçu par l’Etat belge
Elles n’étaient pas assez blanches ou pas assez noires. Témoins aussi d’une union qui ne passait pas à cette époque, et qui taraudait l’administration coloniale dès la fin du 19ème siècle. Ces enlèvements faisaient partie d’un système « institutionnalisé et connu de tous », nous explique Assumani Budagwa, auteur de « Noirs, Blancs, Métis*« . « Ce système était appuyé par les missions catholiques. Le préfet apostolique du Katanga donnait des instructions à ses propres missionnaires en disant : ‘quand vous rencontrez un enfant mulâtre dans la rue, ou dans un village, vous le prenez et vous l’emmenez à la mission’. C’est un système conçu par l’Etat et sa responsabilité est totale ».
L’Etat colonial belge craignait en fait que ces métis ne se révoltent. Dans les différentes commissions qui ont jalonné les débuts de la colonisation, on les voit comme une menace, un danger. « Il fallait alors les contrôler, les confiner quelque part pour qu’ils n’amènent pas les Noirs à se révolter contre le système colonial », détaille encore Assumani Budagwa qui a épluché les archives de l’Etat.
« Les excuses ne suffisent pas »
Ces faits ont été récemment reconnus par l’Etat belge. En avril du 2019, Charles Michel présentait, au nom de la Belgique, ses excuses aux métis issus de la colonisation belge. Il reconnaissait par-là la ségrégation et l’enlèvement dont les métis ont été victimes.
Un geste fort et symbolique que Léa estime néanmoins insuffisant : « Tu commets un crime, tu viens, tu dis ‘Pardon’ et c’est tout ? Non, ce n’est pas comme ça que ça marche. Le pardon ne suffit pas, il faut que l’Etat répare. Moralement et matériellement, les deux ! ». Elles sont toutes d’accord avec Léa. Noëlle Verbeeken, plutôt discrète jusqu’ici, s’interroge : « Oui, c’est important parce qu’on est sorties d’où ? On vient d’où ? Dans notre vie, qu’est-ce qu’on est ? Moi j’aimerais bien savoir ce que je suis. C’est comme si on était des déchets de quelque part. Pourquoi l’Etat nous a-t-il laissées tomber ? On sait que nous sommes les enfants de l’Etat belge, mais l’Etat belge n’a pas voulu de nous ».
Après l’indépendance, « Papa l’Etat nous a abandonnées «
Après l’indépendance du Congo, s’ensuit une guerre entre deux tribus du Kasaï. L’ONU évacue les religieuses. Mais pas les enfants. « On nous a abandonnées, on nous a laissées seules », se souvient Monique Bitu. Avec sur les bras, la responsabilité de bébés, de petits enfants. Et Monique de raconter que des milices congolaises sont arrivées au couvent pour garder un œil sur elles. La réalité sera tout autre : « On était là pour leur fiesta. Chaque soir, on devait faire un film : on nous enlevait les vêtements, on nous ouvrait les jambes, on nous mettait des bougies dans les jambes. Et c’était comme ça chaque fois. On n’en pouvait plus ».
L’insoutenable, qu’aucune décision de justice ne pourra jamais effacer. Un traumatisme qui sommeille encore dans leur tête. Les cinq jeunes métisses, devenues adolescentes, retrouveront ensuite leurs familles. « Mais il y avait une cassure », « Je n’ai jamais su ce que c’était qu’une maman avant de le devenir », nous confie Simone Ngalula.
Réparer l’irréparable
Alors non, les excuses ne suffisent plus. La citation est lancée ce mercredi 24 juin. Cette procédure judiciaire se déroulera devant le Tribunal de première instance de Bruxelles, « car c’est notre dernier recours », explique Christophe Marchand, l’un des avocats qui portent l’affaire. Si les faits se déroulaient aujourd’hui, ce serait la Cour pénale internationale qui serait compétente. Mais elle ne se penche pas sur des faits antérieurs, comme ceux commis pendant la période coloniale. « L’idéal, ce serait que le parlement se saisisse de cette situation et prévoit une loi qui permette aux victimes de postuler pour une réparation. Mais l’Etat ne fait rien, 60 ans après les indépendances. Donc, on est obligé de citer l’Etat pour le pousser à faire quelque chose ».
Les plaignantes demandent une réparation, c’est-à-dire « une somme d’argent », explique Michèle Hirsch, avocate. « Elles demandent une somme provisionnelle de 50.000 euros. Ce qu’elles ont vécu est irréparable. Toute leur vie a été brisée par l’Etat belge. Elles ont donc besoin d’une réelle prise en compte de ce qui leur est arrivé, d’une politique raciale menée par la Belgique et qui s’inscrit encore aujourd’hui dans notre société ».
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