« Rwanda Classified » : comment le régime rwandais traque ses opposants en Europe

Des opposants au président Kagame sont menacés au Rwanda, mais aussi à l’étranger, y compris en Belgique, révèle l’enquête « Rwanda Classified ». Ils sont parfois harcelés voire pourchassés par de véritables commandos.

Le bâtiment a tout d’un pavillon de banlieue huppée. L’environnement est calme et verdoyant. Il s’agit pourtant d’un bâtiment officiel : l’ambassade du Rwanda en Belgique, à Woluwe-Saint-Pierre, l’une des communes les plus chics de Bruxelles. Cette représentation diplomatique rwandaise serait le maillon essentiel d’un dispositif de surveillance des opposants à l’étranger. C’est ce que révèle l’enquête « Rwanda Classified », coordonnée par Forbidden Stories associée à 17 médias du monde entier, dont la cellule investigation de Radio France. Avec Le Soir, la RTBF et Knack, nous avons poursuivi les travaux du journaliste John Williams Ntwali, mort dans des conditions suspectes en janvier 2023 à Kigali.

à lire aussiENQUÊTE. « Rwanda Classified » : le Rwanda, une machine d’influence

Ce travail nous a amenés à nous intéresser à Théogène Rudasingwa, 64 ans. L’homme a longtemps été un proche collaborateur du président rwandais Paul Kagame. Il a successivement été secrétaire général Front patriotique rwandais (FPR), le mouvement armé puis politique de Kagame, ambassadeur du Rwanda à Washington, puis chef de cabinet du président. Il vit aux États-Unis depuis 2005, après avoir rompu avec Kagame. En 2010, avec d’autres anciens cadres du FPR en exil, il crée le Congrès national rwandais (RNC). Ce mouvement d’opposition est bien implanté en Belgique où vit une diaspora rwandaise importante (près de 30 000 personnes). Mais Théogène Rudasingwa ne s’y rend pas facilement, par mesure de prudence, nous dit-il : « Plusieurs fois, ici aux États-Unis, le FBI est venu chez moi pour m’alerter. Une fois, je devais partir à Bruxelles, ils m’ont prévenu alors que j’allais à l’aéroport. Ils m’ont dit ‘n’y allez pas’. J’ai annulé mon voyage. »

Selon les décomptes du projet « Rwanda Classified », les autorités rwandaises auraient mené une vingtaine d’actions ces dix dernières années pour surveiller, intimider, menacer voire tenter d’assassiner des Rwandais résidents ou de passage en Belgique. Depuis 2004, nous avons recensé au moins quatre morts suspectes de Rwandais dans ce pays.

« La première cible, c’était moi »

Paul Rusesabagina, 70 ans, a lui aussi craint pour sa sécurité. Durant le génocide, il a sauvé la vie de 1 200 personnes en les hébergeant dans son hôtel de luxe à Kigali. Célébré comme un héros dans le monde entier, personnage central du film Hôtel Rwanda (2004), il a cependant été accusé par certains journalistes d’avoir monnayé ces sauvetages. Paul Rusesabagina a donc quitté le Rwanda pour la Belgique dont il a obtenu la nationalité. Mais il vit une partie du temps au Texas pour, dit-il, des raisons de sécurité. Car au fil des années, il est également devenu un opposant farouche à Paul Kagame.

Paul Kagame, président de la République du Rwanda depuis 2000, pose devant le drapeau rwandais lors d’une visite à Londres, le 9 avril 2024. (ALBERTO PEZZALI / POOL / AFP)

En 2018, l’ancien directeur d’hôtel porte plainte après avoir été prévenu, selon ses déclarations, que trois Rwandais ont été envoyés en Belgique pour le tuer. Selon son récit, deux d’entre eux étaient en lien avec un agent des renseignements militaires rwandais. Paul Rusesabagina se souvient d’autres éléments troublants : « Ma fille, Lys, a été contactée par une personne que je ne connaissais pas. Elle lui a envoyé des enregistrements audio dans lesquels des personnes expliquaient comment suivre, menacer des gens, et même les tuer à l’étranger. La première cible dont ils parlaient, c’était moi. » Il mentionne plusieurs cambriolages à son domicile où, selon lui, seuls des documents en kinyarwanda (la langue officielle du Rwanda) auraient été dérobés.

Enlevé par un étrange « homme de Dieu »

Mais le pire est à venir. En Belgique, il rencontre un homme prénommé Constantin. « Il m’a été présenté comme ‘un pasteur du Burundi’ par un avocat belgo-rwandais fin 2017-début 2018. Nous sommes devenus amis. Il m’a dit : ‘Vous parlez de justice, de réconciliation, de dialogue. Votre message est très important. Pourquoi ne pas en parler dans mes églises au Burundi ?' »

Paul Rusesabagina redoute cependant de prendre un vol commercial pour Bujumbura (la plus grande ville du Burundi, pays voisin du Rwanda). Il craint d’être enlevé lors d’une escale au Kenya ou en Tanzanie, où les services secrets rwandais ont la capacité d’agir. « Constantin » lui propose alors de louer un avion privé qui s’envolera de Dubaï, officiellement pour le Burundi. Mais il va tomber de haut. Le 26 août 2020, raconte-t-il, « j’ai réalisé qu’on atterrissait à Kigali [la capitale du Rwanda] quand j’ai vu la tour de contrôle de l’aéroport. Je me suis quasiment évanoui. Quand ils ont ouvert la porte de l’avion, j’ai vu des soldats qui attendaient sur le tarmac. Des agents du renseignement se sont emparés de moi. Constantin faisait partie de ceux qui m’ont battu. » Condamné à 25 ans de prison, Paul Rusesabagina a été libéré en 2023 après une médiation internationale de la part des États-Unis, du Qatar, de l’Union européenne et de la Belgique. Sa famille a porté plainte en Belgique. L’instruction est toujours en cours. Les autorités rwandaises ont reconnu avoir organisé le vol mais affirment que « la légalité a été respectée ».

Le rôle trouble de l’ambassade

Plusieurs journalistes ont également été menacés en Belgique. C’est le cas de la Canadienne Judi Rever qui a publié un livre très critique envers Paul Kagame en 2018. Très controversé également, des chercheurs français l’ayant accusée de réécrire l’histoire du génocide. En juillet 2014, elle arrive en Belgique pour interviewer d’anciens membre du FPR, le parti fondé par Kagame : « Je me présente à mon hôtel à Bruxelles. Une équipe des services de sécurité belges m’attendait. Le chef m’a dit qu’ils avaient des informations crédibles selon lesquelles l’ambassade rwandaise à Bruxelles menaçait ma vie. J’ai signé un accord de protection avec les Belges le temps de mon séjour. »

En 2018, informée par les renseignements militaires, la police belge avertit le journaliste rwandais Serge Ndayizeye, un proche de l’opposition et du RNC, que sa vie pourrait être menacée. Ce dernier vit à Washington et a fait le déplacement en Belgique pour y couvrir une visite de Paul Kagame.

Le président du Rwanda Paul Kagame et le roi Philippe de Belgique, lors d’une réunion au Palais royal de Bruxelles, le 5 juin 2018. (POOL FREDERIC SIERAKOWSKI / BELGA VIA AFP)

En 2023, la journaliste britannique Michela Wrong doit, elle, présenter à Bruxelles son dernier livre-enquête sur le Rwanda, également à chargeSa conférence est prévue le 23 mai dans un restaurant africain. Mais « l’organisateur m’a soudainement contactée un jour avant l’événement, raconte-t-elle. Il m’a dit que le propriétaire du restaurant avait reçu des plaintes de partisans du régime rwandais en Belgique, des courriels menaçants et des appels téléphoniques anonymes provenant du Rwanda. » La conférence est relocalisée ailleurs dans la capitale belge, non sans difficulté, car « les organisateurs ont noté que trois hommes s’étaient présentés en demandant où était ‘la négationniste du génocide’, mais ont été renvoyés. On peut supposer qu’ils voulaient saboter la rencontre », conclut Michela Wrong. Selon Théogène Rudasingwa, « l’ambassade rwandaise à Bruxelles est un lieu clé pour les opérations du régime en Europe. C’est là qu’ils se déploient en termes de renseignement et de ressources. C’est pour ça que, parmi tous les endroits où je me suis rendu dans le monde, c’est Bruxelles que je crains le plus. »

Les autorités belges haussent le ton

Le 18 juin 2019, le média en ligne Jambonews, très critique envers le gouvernement rwandais, révèle l’existence d’un groupe dit « de soutien » ou « d’intervention ». Basé en Belgique, il serait chargé d’intimider des opposants au régime vivant en Europe, voire d’escorter le président Kagame lors de ses déplacements européens. Selon Jambonews, le coordinateur de ce groupe est un diplomate rwandais à Bruxelles. Nous avons pu confirmer cette affirmation : G. N., en poste depuis dix ans à l’ambassade du Rwanda à Bruxelles, est un officier de renseignement des services secrets rwandais NISS. Avec sous ses ordres des étudiants, des faux membres de l’opposition, et même des chauffeurs de taxi bruxellois. Ni G. N., ni l’ambassade rwandaise en Belgique n’ont répondu à nos questions.

L’ambassade du Rwanda en Belgique à Woluwe-Saint-Pierre. (GOOGLE STREET VIEW)

Face à ces éléments, selon les informations recueillies dans le cadre de l’enquête « Rwanda Classified », les autorités belges ont transmis un message très clair aux services secrets rwandais : leur comportement doit cesser. Une de nos sources estime que « les actions de l’État rwandais ont impliqué des activités clandestines inacceptables ». Du côté des renseignements militaires belges, on surveille de près les activités des services secrets rwandais et de leurs réseaux, en collaboration avec les autres services belges et leurs homologues d‘autres pays. « Une meilleure relation avec le Rwanda exigerait qu’il s’abstienne de toute action qui porte atteinte à cette relation », explique un autre interlocuteur.

En 2023, la Belgique a d’ailleurs refusé d’accréditer le nouvel ambassadeur à Bruxelles proposé par le Rwanda. Notamment parce que Vincent Karega avait représenté son pays en Afrique du Sud de 2011 à 2019. Or, durant ces huit années, deux Belges, dont l’un d’origine rwandaise, et l’ancien chef des renseignements extérieurs rwandais sont morts dans des conditions suspectes en Afrique du Sud. Pour Grady Vaughan, chercheur associé à la Freedom House (une association américaine chargée de la défense des droits de l’Homme), « lorsqu’on évoque la répression transnationale du Rwanda, on est dans le top 10 aux côtés d’autres pays comme la Chine, la Russie ou l’Iran ».

Aujourd’hui, loin de la Belgique, Paul Rusesabagina et Théogène Rudasingwa racontent comment, même aux États-Unis, des Rwandais viennent encore perturber leurs conférences. Le premier se souvient : « Une fois, je parlais à l’université du Texas, à Austin. J’avais deux policiers, à ma droite et à ma gauche. » Le second raconte : « Les gens du FBI m’ont dit que si j’avais un problème ou si je voyais quelque chose de suspect, je devais appeler la police qui les alerterait. Mais le temps de le faire, il pourrait être trop tard. »

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Rédaction

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