En janvier 2023, le journaliste rwandais John Williams Ntwali meurt dans un accident de la route à Kigali. Menacé, il confiait craindre pour sa vie, alors que son travail acharné pour documenter les violations des droits de l’homme, la persécution des opposants et le bâillonnement de la presse lui avait valu l’hostilité farouche du pouvoir. Menée pendant plusieurs mois, notre enquête confronte la volatilité des déclarations officielles ainsi que le flou entourant l’enquête policière et le procès qui a suivi sa mort à des éléments et des témoignages inédits.
- Les points clés
« On m’a fait des promesses maudites en me disant que je finirais en prison ou mort ». « Je ne peux pas rentrer chez moi car une voiture me suit quand je prends un moto-taxi, quand j’entre dans un bureau, à la sortie, je la vois garée dehors. Son immatriculation est…« .
En janvier 2022, le journaliste rwandais John Williams Ntwali prévient son ancien confrère Rubens Mukunzi de la surveillance constante qu’il subit à Kigali. « Ils font leurs affaires la nuit, jettent le cadavre où ils veulent et inventent leur version« , avertit le reporter dans des messages envoyés à son collègue exilé, faisant référence aux services de renseignement. Exactement un an plus tard, dans la nuit du 17 au 18 janvier 2023, John Williams Ntwali meurt percuté par une voiture, alors qu’il occupe le siège passager d’une moto-taxi – du moins selon la version officielle. Et ses messages sonnent désormais comme une sombre prémonition.
« John m’avait dit qu’il avait peur« , confie, sous couvert d’anonymat, un autre confrère du journaliste avec qui il échangeait encore quelques jours avant sa mort. « Il disait avoir reçu des menaces provenant des services de renseignements lui annonçant qu’il allait être assassiné : ‘On va te rouler dessus quand tu seras en moto.' »
Aujourd’hui à Kigali, à la seule évocation de son nom ou de l’accident qui lui aurait coûté la vie, les mines se figent, le silence s’installe et même les interlocuteurs les plus téméraires refusent de s’exprimer. Ainsi, ce volubile journaliste qui, après une heure à nous raconter son parcours, son métier et les lignes rouges à ne pas franchir au Rwanda, se ferme subitement quand on l’interroge sur les circonstances de la mort de son collègue : « Est-ce que j’ai le droit de ne pas répondre à cette question ?« . Avant de murmurer : « Je lui avais dit qu’un jour il se ferait tuer. »
« La voix des sans-voix »
Pourquoi John Williams Ntwali aurait-il été menacé par les autorités ? À 43 ans, il était le rédacteur en chef du journal The Chronicles et, surtout, fondateur de la chaîne YouTube PAX TV / IREME News, où il était devenu, selon les mots de La Libre Afrique, « la voix des sans-voix », documentant l’expulsion des habitants d’un bidonville de Kigali, relatant l’acharnement judiciaire contre les opposants politiques rwandais, suivant les procès de ses collègues emprisonnés.
En novembre 2022, quelques mois avant sa mort, John Williams Ntwali part en reportage avec son confrère Samuel Baker en République démocratique du Congo. Les deux journalistes s’intéressent à la mort dans des circonstances opaques de jeunes soldats rwandais en RDC. Une enquête des plus sensibles au Rwanda, puisque les autorités ont toujours nié une quelconque implication militaire chez le voisin congolais. Elle a d’ailleurs valu l’exil à Samuel Baker.
Dans les mois précédant sa mort, il nous avait dit qu’il recevait la visite des services de sécurité et des appels téléphoniques le menaçant, lui disant de se plier à la ligne et d’arrêter ses reportages critiques.
Clémentine de Montjoye, chercheuse à l’ONG Human Rights Watch.
« John Williams Ntwali était l’une des rares personnes à donner une voix aux personnes confrontées aux violations des droits de l’homme, critiques à l’égard des autorités, explique Clémentine de Montjoye, chercheuse à Human Rights Watch. Dans les mois précédant sa mort, il nous avait dit qu’il recevait la visite des services de sécurité et des appels téléphoniques le menaçant, lui disant de se plier à la ligne et d’arrêter ses reportages critiques. »
En août 2021, John Williams Ntwali travaille sur la répression judiciaire subie par l’opposant Paul Rusesabagina, héros du film Hôtel Rwanda, racontant la façon dont il a sauvé plus d’un millier de Tutsis lors du génocide de 1994. L’enquête du journaliste ne semble pas plaire aux autorités rwandaises. « J’ai encouru des menaces pour que j’abandonne la publication de la vidéo, et [on m’a] même demandé d’effacer toutes les images« , écrit-il à la fille de Paul Rusesabagina, Carine Kanimba, dans des messages que nous avons pu consulter.
Treize jours de détention avant que « le dossier de l’accusation ne s’effiloche »
Terrible ironie du sort, au cours de sa carrière le journaliste a également enquêté sur des accidents de voiture suspects, qui lui ont valu des ennuis avec le pouvoir. D’abord, il couvre la mort, en 2015, d’Assinapol Rwigara, riche homme d’affaires rwandais ayant financé le Front patriotique rwandais (FPR), le parti de Paul Kagame, dans les années 1990. Sa voiture aurait percuté un camion, mais sa famille n’a jamais cru à la version officielle. Sa fille Diane, qui dénonce un « assassinat« , a par ailleurs annoncé en mai son intention de se présenter à l’élection présidentielle rwandaise prévue en juillet 2024.
Un an après cette investigation, John Williams Ntwali passe treize jours en détention, accusé de viol sur mineure, « avant que le dossier de l’accusation ne s’effiloche, renforçant la thèse d’un coup monté contre ce détracteur du pouvoir en place« , relate Reporters sans frontières (RSF). À sa libération, le journaliste dément ces accusations.
Selon lui, son arrestation serait liée à sa couverture de l’affaire Rwigara, pour laquelle il aurait fait l’objet d’intimidations. Quelques semaines à peine avant sa mort, en janvier 2023, John Williams Ntwali enquête sur un autre accident de voiture suspect, celui d’un propriétaire de bar, dont le journaliste était convaincu, d’après un de ses amis, qu’il s’agissait d’une mise en scène.
Dans le viseur des services de renseignements
Dans cette atmosphère de peur et de suspicion permanentes, la version officielle ne convainc pas. Lenteur à identifier le corps, variation des déclarations officielles sur le lieu de l’accident, différence sur l’heure du décès, confusion générale autour du procès… Pendant six mois, les 17 médias du projet Rwanda Classified, coordonné par Forbidden Stories, ont enquêté pour tenter de comprendre ce qui était réellement arrivé à John Williams Ntwali.
Quelques heures avant sa mort, le journaliste confie successivement ses craintes à deux personnes que nous avons pu retrouver. Pour des raisons de sécurité, aucun de ces témoins ne peut être identifié ni même cité. Ce 17 janvier 2023, le journaliste affirme à ces deux proches être suivi et explique se savoir dans le viseur des Services nationaux de renseignement et de sécurité du Rwanda (NISS). En se basant sur les informations qu’il a obtenues d’une source policière et qu’il partage avec ces témoins, il déclare pouvoir être éliminé à tout moment.
Officiellement, John Williams Ntwali meurt dans la nuit du 17 au 18 janvier 2023. Sa mort ne sera annoncée par The Chronicles que le 19 janvier en fin de journée. Cette durée présentée comme nécessaire à l’identification du corps interroge, étant donné que le journaliste était à la fois connu du grand public et des services de police rwandais. « Ntwali n’avait aucune pièce d’identité sur lui« , justifient alors les enquêteurs. Ce n’est pourtant pas ce que nous dit l’une des dernières personnes à l’avoir vu. D’après ce témoin, lors de son ultime soirée, le journaliste aurait tristement plaisanté du refus des autorités de lui attribuer un passeport en agitant sa carte d’identité comme unique sésame à sa disposition.
Fluctuations sur le lieu et l’heure de l’accident
La localisation de l’accident va aussi évoluer au cours des déclarations officielles. Dans un premier communiqué, le porte-parole de la police routière annonce que le journaliste est mort à Kimihurura, un quartier central et animé de Kigali, où les caméras de surveillance auraient pu fournir des images de l’accident. Le jugement du procès de l’automobiliste responsable de l’accident, que nous nous sommes procuré, mentionne pourtant un autre lieu. D’après ce document, si le chauffeur de taxi ayant percuté la moto venait bien de Kimihurura, l’accident se serait produit ailleurs, dans le district voisin de Kicukiro. Devant le tribunal, le conducteur de la voiture a déclaré avoir aperçu au loin un contrôle de police auquel il aurait voulu échapper. Il aurait alors rapidement changé de direction, percutant la moto-taxi sur laquelle se trouvait John Williams Ntwali, blessant également son conducteur.
Boniface Rutikanga, l’actuel porte-parole de la police nationale rwandaise, n’était pas en poste au moment de l’accident. Aujourd’hui, lui non plus ne s’explique pas cette confusion sur le lieu de la mort du journaliste : « Quand un accident arrive, c’est quelque chose de très visible. On ne peut pas faire semblant. Ce n’est pas facile de confondre une scène d’accident.« Il insiste néanmoins sur le professionnalisme des enquêteurs et en appelle à « respecter [la] souveraineté » du Rwanda lorsqu’on évoque les critiques formulées par des organisations internationales, à l’image de l’appel de 86 d’entre elles comme Amnesty International, la Fédération des journalistes africains ou le Comité pour la protection des journalistes, pour l’ouverture d’une enquête indépendante.
L’heure de l’accident a également varié au fil des déclarations officielles successives. Dans un premier temps annoncé à 2h50 du matin par la police, il se serait en fait produit à 3h20, selon le jugement. Des horaires légèrement différents ne correspondant de toute façon pas à ce que John Williams Ntwali écrit à sa femme dans l’ultime message qu’il lui a envoyé ce soir-là. Dans l’unique interview qu’elle a accordé à la presse, l’épouse du journaliste dit avoir reçu son dernier message à 20h28, annonçant simplement être sur une moto. Puis, d’après elle, son téléphone se serait éteint.
Je ne blâme pas mon ami, mais nous devons faire attention. On ne peut pas savoir ce qui peut se passer la nuit. Parfois, nous ignorons les alertes parce que nous nous y habituons.
Frank Habineza, député rwandais du Parti démocratique vert.
Que faisait John Williams Ntwali si tard sur une moto-taxi ? C’est la question qui taraude Frank Habineza, élu du Parti démocratique vert au parlement rwandais. Proche du journaliste, il s’est rendu à ses funérailles, comme plusieurs figures de l’opposition. Actuel candidat à l’élection présidentielle, il évoque avec pudeur les protocoles de sécurité indispensables à la survie des voix critiques au Rwanda. « Je ne blâme pas mon ami, mais nous devons faire attention. Il avait des informations, il ne devait pas prendre de moto. Williams était dehors à 2 heures ou 3 heures du matin… On ne peut pas savoir ce qui peut se passer la nuit. Parfois, nous ignorons les alertes parce que nous nous y habituons« , regrette-t-il, les yeux baissés.
Trouble déroulé du procès
Quant aux autres protagonistes de cet accident, difficile d’en savoir plus. Une semaine après les faits, la porte-parole du gouvernement annonçait que le chauffeur de la moto-taxi, Alex N., était toujours hospitalisé. Mais dans le verdict du procès, seules des « blessures légères » sont mentionnées. Contacté pour évoquer les circonstances de l’accident, il s’est contenté de nous répondre : « Ce n’est pas à moi qu’il faut demander, c’est aux institutions qu’il faut poser des questions. » Nos nombreuses relances n’ont pas permis d’obtenir davantage d’informations. L’automobiliste à l’origine de l’accident, Moïse Emmanuel Bagirishya, a été condamné à une amende d’un million de francs rwandais (environ 700 euros) pour homicide et blessures involontaires. Malgré plusieurs tentatives, il n’a jamais décroché son téléphone, dont le numéro figure pourtant dans la version écrite du jugement.
Le procès, qui s’est tenu le 31 janvier 2023 et dont le verdict a été rendu public le 7 février de la même année, n’a pas répondu à ces interrogations. Bien au contraire, les circonstances dans lesquelles s’est tenue l’audience n’ont fait qu’obscurcir plus encore le tableau. Différents journalistes ayant couvert l’affaire expliquent n’avoir pas été informés de la date du procès et n’avoir en conséquence pas pu s’y rendre. Ils auraient simplement été convoqués après une semaine après la tenue des débats pour la lecture du verdict, en l’absence de l’accusé. L’AFP confirme que « le procès n’a été ouvert au public que [pour] la lecture du verdict« .
Nous avons pu nous entretenir avec deux personnes affirmant avoir assisté à l’audience. La première, Me Hilarie Mukamazimpaka, l’avocate du chauffeur que nous avons rencontrée, évoque une audience classique, sans problème particulier. Le second, un journaliste d’ordinaire élogieux envers le pouvoir, Vincent Gasana, décrit quant à lui une « petite salle d’audience […] tellement bondée que certains observateurs ont dû se contenter d’écouter les débats à travers les fenêtres.«
Des journalistes assassinés, arrêtés ou poussés à l’exil
En 2021, face aux caméras de M6, John Williams Ntwali tenait ces propos prémonitoires : « On ne sait pas ce qui va nous arriver, mais on sait qu’un jour quelque chose va nous surprendre. » Dans Bad News, derniers journalistes sous une dictature (Marchialy, 2018), le journaliste Anjan Sundaram fait le récit de la presse sous contrôle au Rwanda. Il recense 60 cas de journalistes « ayant dû faire face à des difficultés après avoir critiqué le gouvernement« , entre 1995 et 2014 – ces difficultés allant de l’exil forcé à l’assassinat, en passant par l’arrestation. En 2024, le pays occupe la 144e place sur 180 du classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF. « Ces dernières années, les journalistes qui ont tenté de diffuser des informations sensibles ou critiques via les médias en ligne, notamment sur YouTube, ont été lourdement condamnés« , note l’organisation.
En novembre 2021, plusieurs journalistes apparaissaient sur une liste publiée par un compte anonyme sur Twitter, accusant des youtubeurs de « minimiser le génocide contre les Tutsis » ou de vouloir « semer le chaos dans l’opinion publique« . Parmi les sept noms énumérés, cinq sont marqués d’une croix rouge – tous des Youtubeurs déjà emprisonnés. Les deux restants sont John Williams Ntwali et une journaliste ayant depuis réussi à quitter le pays. D’après une enquête judiciaire belge, ce compte anonyme appartient en réalité à Olivier Nduhungirehe, l’actuel ambassadeur du Rwanda aux Pays-Bas – sollicité, il n’a pas répondu à nos questions. En décembre 2021, auprès de La Libre Afrique, John Williams Ntwali résumait : « Quand vous êtes journaliste indépendant [au Rwanda], au vrai sens du terme, vous êtes candidat à la prison. » Voire pire.