Quelques années bien avant le massacre ordonné des chrétiens le dimanche 16 février 1992, date historique marquant la première grande Marche de Libération, et après la perquisition humiliante faite au domicile d’Étienne Tshisekedi Wa Mulumba, le Quotidien UMOJA avait publié un autre « scoop » ; celle de la dénonciation d’une organisation dite la « Prima Curia ».
Lorsque nous avons eu à révéler au grand public ce projet funeste d’une société secrète imaginée pour continuer de maintenir le peuple Zaïrois dans l’esclavage de l’obscurantisme dictatoriale de Mobutu, des faibles d’esprit avaient cru que nous blaguions. Pourtant, ce qu’avait pensé les valets au service de la dictature était pire.
Dans ses mémoires « La passion de l’Etat » parues aux Editions de l’Harmattan en 2019 soit 29 ans après notre publication en 1990, Léon Kengo Wa Dondo, plusieurs fois Commissaire d’Etat (Ministre), Premier Commissaire d’Etat et Premier Ministre de Mobutu qui ne nie rien avec preuves à l’appui ; revient sur cette épisode en nous consacrant les pages 188 et 189.
« La « Prima Curia » … Voici un autre fantasme -ravageur celui-là- dont j’ai entendu parler et qui a causé énormément du tort à plus d’un. C’est à travers ce genre de fantasme nourri par la force de la rumeur kinoise, que je me suis rendu compte que, finalement, le développement et le sous-développement d’un peuple est avant tout une question de mentalité.
C’est en décembre 1990 que, pour la première fois, la rumeur a été établie à la place publique. Elle a été fomentée notamment par un quotidien bien lu à l’époque –le journal Umoja– qui, sous la plume d’un de ses meilleurs chroniqueurs, avait cru révéler au public l’existence d’une société secrète qui aurait été créée par le Président Mobutu, avec autour de lui un noyau composé de « fidèles des fidèles », afin de consolider la stabilité et la pérennité de son régime.
Dans cette livraison, le quotidien kinois, très proche de l’opposition politique, précisait que ladite société secrète, inspirée des rites francs-maçons, aurait été constituée sur base d’un « pacte de sang », signé par les sociétaires, afin de témoigner de leur fidélité indéfectible au maître-inspirateur. Pour cela, ils étaient prêts à tout sacrifice -y compris le sacrifice suprême- pour défendre le régime.
A plusieurs années de distance de cette rumeur, je peux me permettre d’affirmer qu’aujourd’hui, sur le crédit de ma foi chrétienne, que ce n’était qu’une rumeur, mieux, un fantasme malsain qui s’écrivait en droite ligne de la logique de la diabolisation du régime du maréchal Mobutu. J’affirme solennellement que cette société secrète, d’allure mystico-religieuse, n’a jamais existé et, si elle a existé, c’était, en tous les cas, en dehors de moi.
Que s’est-il passé au juste ? Un jour de l’année 1985, pendant que j’étais Premier Commissaire d’Etat, le Président de la République nous appela dans l’après-midi. Il y avait là, outre ma pauvre personne, le citoyen Jean-Marie Kititwa, Premier Vice-présidence du Comité Central, le citoyen Boboliko Lokonga, Deuxième vice-président, et le citoyen Kithima-Bin-Ramazani, Secrétaire Général. Une réunion s’est effectivement tenue au bureau présidentiel. C’était l’unique et il n’y en avait pas d’autre. Pas deux, je me répète.
A l’ouverture de la réunion, le Président de la République s’est exprimé presqu’en ces termes : « Je me félicite de l’amplitude prise par notre parti et c’est très bien que ce soit un mouvement de masse. Je voudrais quand même qu’au sommet du MPR, il y ait une structure de concentration pour des choses qui ne peuvent pas sortir du dedans. Nous sommes trop nombreux pour que des choses ne fuitent. Cette structure restreinte pourrait s’occuper des réflexions et des stratégies sur des choses les plus importantes de la marche de notre révolution. Ainsi, nous pourrions calmement réfléchir sur des questions importantes qui nécessitent un approfondissement avant qu’elles ne soient pas divulguées ».
Chacun sait que le Président Mobutu, mieux que quiconque, avait le culte du secret et pas seulement de la discrétion. « Ce comité, poursuivit-il, pourra approfondir des questions et quand ce sera suffisamment approfondi, alors on peut les diffuser, on peut les porter à la connaissance des organes officiels du parti ».
Bien évidemment, l’initiative a été accueillie par tous les conviés comme une marque de confiance du « Guide de la Révolution ». Après un bref échange à ce sujet, la charge a été confiée à Kititwa de réfléchir à l’organisation de la structure avant d’être approuvée par tous les membres. Kititwa, parti, et comme il fut Ambassadeur du pays auprès du Saint-Siège, il est allé faire un document pour structurer ce petit comité, que le Président venait ainsi de mettre sur pied.
Adoptant le langage de l’Eglise catholique et s’inspirant des structures du Saint-Siège, il appellera la structure « Prima Curia », c’est-à-dire la « Première Cour », et baptisera ses organes internes à la manière du Vatican. Il y avait là des « Dicastères », des « Commissions », des « Congrégations », et que sais-je encore. Ayant reçu le draft du document, je n’y comprenais rien. J’ai aussitôt appelé Jean-Marie Kititwa pour chercher à en savoir davantage. Il me dit : « J’ai réfléchi un peu à la manière de la structure du Vatican ». Et de m’étonner : « Pourquoi tout cela, pour un petit comité de trois à quatre personnes ? ».
Quand le quotidien Umoja s’est procuré le document -bien plus tard et je ne sais comment- et l’a mis sur la place publique, c’était la catastrophe. L’interprétation qui en a été faite et l’amplitude qui lui en a été donnée étaient en dehors de toute imagination. Une société secrète ? Les rites francs-maçons ? Un pacte de sang ? Je n’en croyais pas mes yeux. C’est à peine que j’essayais d’établir le lien entre la fameuse « Prima Curia » proposée par Jean-Marie Kititwa et celle décrite dans ce journal. En ce qui me concerne, je ne connaissais ni les tenants ni les aboutissants de la déferlante rumeur provoquée par ce quotidien, si ce n’était le désir de noyer le régime et ses principaux acteurs.
Dans sa vieillesse, plusieurs années passées après leur réunion secrète et que tous les protagonistes sont depuis lors décédés, Léon Kengo Wa Dondo parle de « fantasme » et de « rumeur » sur la « Prima Curia » comme pour se « dédouaner ». Leur première réunion initiatique s’étant tenue un jour de l’année 1985 qu’il ne veut pas dire lequel exactement alors qu’il a fait partie de cette société mystico-secrète afin de pérenniser leur régime.
Usant du « conditionnel », et tantôt du « Je » de majestueux, Kengo ne nie rien du tout car ayant été plusieurs années durant un des membres le plus qu’influant du « premier cercle du pouvoir » de Mobutu. Un autre membre du cercle élargi du régime qui ne fut pas convié à la réunion secrète, plusieurs fois ministres sous le même régime Mobutu en la personne de feu Dominique Sakombi Inongo a également tout confirmé des pratiques mystico-secrètes jusqu’aux sacrifices de sang du régime lors de sa conversion chrétienne.
Kengo se demande comment le Quotidien UMOJA s’était procuré ce fameux document. Nous savons et nous connaissons de qui ce document nous est tombé à la rédaction un soir avant que notre « bombe » n’explose le lendemain matin à la sortie du quotidien mais nous ne le dirons pas non plus. Car
En révélant cette affaire au grand public Zaïrois de l’époque sans que le régime n’y opposât aucun démenti jusqu’à sa chute ainsi qu’à la sortie des mémoires « embrouillées » de Kengo Wa Dondo ; la « Prima Curia » avait bel et bien existé mais ne leur avait plus servi à grand-chose comme il était écrit dans le « Karma » que le régime Mobutu tomberait par la voie de la Conférence Nationale Souveraine -CNS-.
Un des témoins privilégiés de cette affaire, Patrick Banichay Muelela Menji, membre de la rédaction du Groupe de Presse UMOJA (Quotidien UMOJA et Hebdomadaire La RENAISSANCE) témoigne des circonstances ayant précédées la publication dudit document : « Umoja avait la copie de ce document sept mois avant sa publication et vue son caractère explosif, on ne pouvait le publier sans toutes les vérifications possibles ; c’était le principe du journal ».
Patrick Banichay poursuit : « Un jour, dans l’avion faisant Bruxelles-Kinshasa, Léon Moukanda se trouve voisin de siège avec Jean-Marie Kititwa Tumansi Benga Ntundu [né le 27 juillet 1929 à Lugungu dans la chefferie de Wamuzimu, Territoire de Mwenga dans le Sud-Kivu et mort le 22 décembre 2000 à Kinshasa] en business classe. Comme ils se connaissaient bien tous les deux, ils échangeaient sur les problèmes de leur pays et Moukanda en avait profité pour lui poser la question sur le fameux dossier de PRIMA CURIA dont il détenait le document. La réponse fut affirmative et il avouait même en être l’auteur ! ».
Et à Patrick Banichay d’enchainer : « Cet aveu nous sort du contexte de fantasme nourri par la force de la rumeur kinoise que sieur Kengo Wa Dondo tente de privilégier. Arrivé à Kinshasa le samedi matin, Léon Moukanda viendra me prendre chez moi à Kasa-Vubu à 22h00. Il s’excusera auprès de ma femme en lui disant qu’on avait l’urgence au Bureau et qu’il reviendrait me déposer aussitôt le travail terminé. J’étais le seul journaliste qui était au courant et qui l’a assisté tout comme l’ancien Rédacteur en Chef Bruno Kadima. L’Editeur avait fait venir un technicien de Canon Meca pour s’occuper de l’impression et le journal était fin prêt avant 7h du matin et tout était stocké dans son bureau pour éviter une quelconque fuite et que les « services » ne viennent saisir l’ensemble des journaux ».
Le secret avait été bien gardé que le reste de la Rédaction n’en était même pas averti comme le conclut Patrick Banichay : « Tu te souviendras que le dimanche matin quand tout le monde est venu pour travailler l’édition de lundi, on ne vous a rien dit et on a travaillé comme d’habitude sauf que lundi matin, vous étiez tous surpris par le contenu du « vrai » journal publié. Kengo qui se demande comment Umoja avait eu ce document ? On ne le lui dira pas sauf que ce n’était pas une rumeur. Le fait ayant été confirmé par l’auteur du document, sieur Jean-Marie Kititwa Tumansi Benga Ntundu dans cet avion entre Bruxelles et Kinshasa ».
Toute chose restant égale par ailleurs, nulle part Kengo ne nie pas dans son livre la vérité publié par le Quotidien UMOJA : « … Après un bref échange à ce sujet, la charge a été confiée à Kititwa de réfléchir à l’organisation de la structure avant d’être approuvée par tous les membres. Kititwa, parti, et comme il fut Ambassadeur du pays auprès du Saint-Siège, il est allé faire un document pour structurer ce petit comité, que le Président venait ainsi de mettre sur pied. Adoptant le langage de l’Eglise catholique et s’inspirant des structures du Saint-Siège, il appellera la structure « Prima Curia », c’est-à-dire la « Première Cour », et baptisera ses organes internes à la manière du Vatican. Il y avait là des « Dicastères », des « Commissions », des « Congrégations », et que sais-je encore. Ayant reçu le draft du document, je n’y comprenais rien. J’ai aussitôt appelé Jean-Marie Kititwa pour chercher à en savoir davantage. Il me dit : « J’ai réfléchi un peu à la manière de la structure du Vatican ». Et de m’étonner : « Pourquoi tout cela, pour un petit comité de trois à quatre personnes ? ».
Un autre fait à rappeler, c’est au cœur même du régime que les taupes qui en avaient marre ont rapportés cette fuite pourtant classée « top secret » au Quotidien UMOJA. Nombre des personnes qui ont vu ces documents passés entre leurs mains sont aujourd’hui décédées, tous membres d’un même loge de l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose–Croix, ou A.M.O.R.C., mouvement philosophique, initiatique et traditionnel et des proches de Léon Abel Robert Moukanda Lunyama.
C’étaient des personnages comme Léon Kazumba Luaula, ancien Inspecteur Général des Finances, mais Kitenge Yesu dit « Tomatier » pour avoir mangé de la salade aux tomates avant l’indépendance comme il le clamait, décédé le 31 mai 202. Ancien ministre du Commerce Extérieur dans le gouvernement Kengo sous le régime Mobutu, il devint à l’arrivée de Félix Tshisekedi à la présidence, Haut Représentant et Conseiller du Président de la République en mars 2019. Ces deux personnages proches du régime Mobutu étaient devenus des habitués de fin des soirées à la rédaction du Groupe de Presse UMOJA située sise l’Avenue Bukeye N° 28 en plein cœur du Quartier Matonge, commune de Kalamu ; ce avant le « bouclage » de chaque édition du journal du matin suivant.
Également un visiteur permanent, Valentin Mulombo connu sous son sobriquet de « Muvaro » chanté par les musiciens. « Homme de confiance » et proche conseiller du Général Norbert Likulia Bolongo alors chef du Service National d’Intelligence et de Protection (SNIP) –service de sécurité– sous Mobutu, l’équivalent aujourd’hui de l’Agence national du Renseignement (ANR). Nommé Premier ministre le 09 avril 1997, le gouvernement Likulia Bolongo aussi appelé Gouvernement de Salut National fut le dernier mis en place au Zaïre sous le règne de Mobutu Sese Seko le 11 avril 1997 avant sa fuite lorsque le 17 mai 1997 Laurent-Désiré Kabila prend Kinshasa et s’empare du pouvoir avec l’aide des armées ougandaise et rwandaise.
Entre 1985 et 1990, cinq longues années s’étaient passées alors que Mobutu et ses amis s’étaient rendu compte que rien ne pouvait sauver son régime fragilisé par la corruption récurrente et la dictature inacceptable. En une sorte d’aveu non-dit, Kengo conclut son chapitre sur l’affirmation selon laquelle la « Prima Curia » n’a « jamais eu d’existence réelle, elle n’avait surtout rien d’ésotérique comme d’aucuns l’avait méchamment insinué… Bien entendu, à partir de cette fuite, après cette folle rumeur, on n’a plus jamais parlé de la structure et Kititwa n’a jamais pu avoir l’occasion de défendre son projet de statut auprès de nous quatre. Entretemps, l’information avait déjà circulé et –il faut l’avouer– elle avait déjà fait beaucoup de dégâts ».
À peine ma Licence en Journalisme terminée à l’ISTI de la belle époque, je suis engagé au Groupe de Presse UMOJA de feu Léon Abel Robert Moukanda Lunyama d’heureuse mémoire. Du simple journaliste, je gravis rapidement les échelons jusqu’à devenir Rédacteur en Chef Adjoint en quelques mois. Mon ami Raymond Luaula Wa Ilunga, condisciple de notre Promotion 13 de l’ISTI sortie en 1990 qui me rejoignit dans le Groupe de presse UMOJA en devient aussi directement Secrétaire de Rédaction.
Avec notre équipe rédactionnelle composée de Dieudonné Mbuyi Katamba dit Dimbuka Wa Dimbuka, Charlotte Musau Biata Kalenga, feu Mike Katambua Masiya, Médard Ndinga Masakuba, le vieux Pap’Azo, Patrick Banichay Muelela Menji et notre caricaturiste de talent Emany Makonga ; nous formions une petite équipe forte autour de notre Rédacteur en chef papa Kamena et notre Directeur de Publication Athie Cibelu. A notre manière, nous avions contribué à l’affaiblissement et à la chute de l’une des dictatures les plus féroces de l’Afrique de l’époque incarnée par le Maréchal Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Zabanga.
Cet article fait partie des pages choisies de mon livre à paraître bientôt : Congo-Zaïre 24 avril 1990 – 17 mai 1997, L’INSAISISSABLE DEMOCRATIE / Périls d’une Transition
Roger DIKU KAPOTHO