« Si Rome a souvent connu l’échec militaire sous la République, elle a toujours su se relever et l’emporter. Cela signifie qu’à Rome, l’expérience de la défaite joue, plus que pour toute autre armée, un rôle fondamental dans l’évolution de la stratégie »[1]. Ces principes édictés par Jean-Vincent Holeindre, appliqués à la République démocratique du Congo et à son armée montrent bien qu’on ne peut emporter une guerre sans revoir les choix stratégiques.
La République démocratique du Congo est régulièrement agressée par des rébellions montées par son voisin, le Rwanda. La dernière agression qui date de novembre 2021 a vu de nombreuses localités de la province du Nord-Kivu conquises par la Rwanda Defence Force’s (RDF) et occupées jusqu’à ce jour (Lire à cet effet, Nicaise Kibel’Bel Oka, Les rébellions rwandaises au Kivu, Scribe, Bruxelles, 2024).
La question que l’opinion nationale se pose notamment sur les capacités tactiques et stratégiques des Forces armées de la République démocratique du Congo, FARDC, revêt son importance dès lors qu’elle sait qu’en 2013, l’armée loyaliste appuyée par la Brigade FIB de la Mission de l’Organisation des Nations-Unies au Congo (MONUSCO), avait réussi à mettre en déroute les rebelles du M23 soutenus par le Rwanda.
La deuxième préoccupation réside dans cette sorte d’attentisme de l’armée congolaise qui se résigne dans la défensive comme si elle se contenterait des ruses de la diplomatie et de la rhétorique politique, en observant le cessez-le-feu au moment où l’ennemi continue à conquérir des localités. Dans une guerre, on ne peut pas exiger de l’ennemi d’être loyal. La guerre, en elle-même, est déloyale.
Notre réflexion porte sur une lecture du front en rapport avec les préceptes des grands experts dans l’art de la guerre. Nous partirons des exemples de la Rome attaquée par des chefs de guerre étrangers dont Hannibal pour comprendre comment après avoir essuyé des défaites, Rome s’est relevée jusqu’à gagner des guerres.
Comment vaincre l’ennemi ?
En 2013, les FARDC avaient réussi un grand exploit militaire contre les rebelles du M23 appuyés par le Rwanda. Cette victoire mémorable a conduit l’État-major des Forces armées de la République démocratique du Congo à baptiser l’amphithéâtre du Collège des Hautes Études de Stratégie et Défense (CHESD) « amphithéâtre Chanzu », lieu mythique où étaient entreposées des armes lourdes et des munitions de haut calibre[2].
Logiquement, il est inconcevable que le même ennemi défait en 2013 revienne en force dix années après et mette en déroute l’armée loyaliste. En langage stratégique, l’armée rwandaise a dû apprendre de ses erreurs dont la plus grande fut de mener une guerre conventionnelle. Sa réussite tient à ce qu’elle a suivi la meilleure école de guerre qui soit : celle de l’ennemi[3].
De leurs défaites contre Hannibal, les Romains ont compris que pour vaincre l’ennemi, il faut d’abord bien le connaître. Bien plus, ils ont suffisamment confiance dans leurs capacités et leurs ressources pour savoir se remettre en cause en cas d’échec.
L’on peut penser que toutes les années écoulées, le Rwanda a digéré cet échec et s’est mis à réfléchir pour atteindre ses objectifs sur l’est de la RDC. Il s’est mis à l’école de l’ennemi. Au moment où la RDC sommeillait, il a lancé l’offensive qui a produit ses effets.
Comme le décrit Végèce : « Les défaites militaires s’expliquent par la négligence et l’ignorance. A l’inverse, la victoire est fondée sur l’anticipation. D’où l’importance de l’entraînement militaire et de la clairvoyance du stratège qui doit examiner toutes les hypothèses »[4].
Au IVème siècle avant Jésus-Christ, les Romains opèrent une réorganisation militaire. Sur le plan stratégique, écrit Jean-Vincent Holeindre, « Ils donnent une grande place au renseignement afin d’anticiper autant que possible les manœuvres d’intoxication de l’ennemi[5] ».
L’anticipation comme capacité à déceler
L’intelligence prévisionnelle rend intelligible le devenir d’un État. Et ce, grâce à l’anticipation qui permet de déceler, anticiper et former. L’anticipation est cette capacité à devancer et prévoir, donc à prévenir un événement futur. Comme l’écrit le préfet français Laurent Nunez : « L’anticipation permet une plus grande confrontation entre analyses et englobe à la fois la stratégie militaire et de sécurité, la géopolitique, les sciences humaines, les sciences économiques, la technologie. (…) Elle est en effet une fonction au cœur de l’activité des services de renseignements, qu’ils soient civil, militaire, intérieur ou extérieur. Il s’agit même de leur raison d’être[6] ».
Hannibal le Carthaginois a misé sur la ruse pour battre les Romains. Pour Hannibal, la ruse, pensée au niveau stratégique, engage une conception de la guerre comme art de dissimulation et de la simulation. C’est ce qui fait de lui un grand stratège dès lors que les deux composantes de la ruse sont la dissimulation et la simulation réunies.
Citant Jean Baudoullard, Nicaise Kibel’Bel Oka écrit : « Le simulacre renvoie au fait de « dissimuler ou de feindre de ne pas avoir ce qu’on a » remettant en cause le principe de la réalité. Par contre, la simulation renvoie au fait de « feindre d’avoir ce qu’on n’a pas ». Ceci mène à une problématique plus grave et plus complexe. Car, elle remet en cause la différence entre le « vrai » et le « faux », le « réel » et l’« imaginaire ».[7]
Le renseignement est le domaine où la ruse s’illustre particulièrement. La stratégie d’Hannibal est fondée sur le renseignement, la ruse et la surprise. Elle permet au chef de guerre d’utiliser la manœuvre. « Il s’agit d’organiser le contournement de l’ennemi à son insu et de porter un assaut fatal par derrière. Les troupes au centre tenant lieu d’appât ».
En effet, la prise de Bunagana par les troupes rwandaises qui appuient les rebelles du M23 a obéi à la manouvre (opération) de déception[8]. L’opération de déception a consisté à distraire les FARDC sur le front Chanzu où elles ont eu à concentrer toute leur attention laissant à l’ennemi le temps de se déployer sur Kibaya et Masoro. De deux, elle a tablé sur la rapidité dans l’offensive pour prendre la cité frontalière de Bunagana. Naturellement, les FARDC, mal positionnées, ont été surprises. Il était difficile pour les FARDC de se redéployer aussi rapidement et de répondre à la puissance de feu de l’ennemi.
La RDF a feint d’attaquer en front line les FARDC alors qu’en réalité, elle engageait le gros de sa troupe en contournement de l’armée loyaliste. Ce fut le cas avec l’agglomération de Kanyabayonga. L’on craint que cela puisse se reproduire avec la cité de Pinga dans le territoire de Walikale.
Le renseignement stratégique
La sauvegarde de (notre) sécurité nationale dépend de (notre) capacité à anticiper les chocs stratégiques. En matière de terrorisme, par exemple, malgré les alertes lancées, le gouvernement congolais n’a su comprendre pour y répondre efficacement. Rattraper cette guerre de retard et assurer la sécurité d’une nation revient à parer aux surprises, aux chocs stratégiques. D’où ce besoin crucial d’un renseignement d’alerte qui aide à la réduction des erreurs décisionnelles. La maîtrise de l’information grâce à un système du renseignement efficient permet de conditionner l’ennemi psychologiquement, de surveiller ses réactions face aux intoxications et ainsi d’ajuster le pan en conséquence.
Face aux incertitudes qui pèsent sur l’avenir, le développement de la connaissance et des capacités d’anticiper est la première ligne de défense et donc, prioritaire.
Pour Alain Bauer[9] : « Dans le métier du renseignement, la question du temps est très cruciale : « Déceler, anticiper, former »
Les services du renseignement sont l’un de grands acteurs au sein des institutions étatiques dans cette mission d’anticipation stratégique.
Civil, militaire, intérieur ou extérieur, l’anticipation stratégique est même leur mission d’être. Car les services de renseignement sont des réducteurs d’incertitude et de peurs.
Conclusion
Nous avons voulu montrer qu’à l’instar de la Rome antique, les Forces armées de la République démocratiques du Congo (FARDC) doivent apprendre de leurs échecs. Seul le principe de l’autocorrection pourrait leur donner les moyens de se réadapter afin de gagner la guerre et imposer la paix dans l’Est du Congo et dans la région des Grands Lacs africains.
Gagner la guerre repose sur une stratégie qui, elle, se fonde sur l’anticipation et l’adaptation à partir des réalités du terrain et du front. Toute innovation stratégique suppose une transgression. Bien plus, le front n’est jamais statique. L’imagination du commandant doit jouer, imagination définie comme la mère de toutes les ruses. Puisque l’avenir a toujours été synonyme d’inquiétude et d’angoisse. Les services de renseignement sont une réponse à cette question.
Bibliographie
- 1. Holeindre Jean-Vincent, La ruse et la force. Une autre histoire de la stratégie, Éditions Perrin, Paris, 2017.
- 2. Kibel’Bel Oka Nicaise, L’État islamique en Afrique centrale. De l’ADF/MTM en RDC à Al sunna au Mozambique, Éditions Scribe, Bruxelles, 2022.
- 3. Kibel’Bel Oka Nicaise, Les rébellions rwandaises au Kivu. Une stratégie de la balkanisation du Congo », Éditions Scribe, Bruxelles, 2024.
- 4. Nunez Laurent, « Information-anticipation-renseignement. Propos préliminaires », CNAM, in sécurité globale, Numéro spéciale, Colloque du 22 septembre 2021.
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Nicaise Kibel’Bel Oka
Cet article de géopolitique est à retrouver dans le site du Centre marocain d’analyses et d’anticipation Apprendre de l’école de l’ennemi pour ramener la paix au Congo [STRATEGIE]
Apprendre de l’école de l’ennemi pour ramener la paix au Congo https://geopolitique.ma/2024/11/15/apprendre-de-lecole-de-lennemi-pour-ramener-la-paix-au-congo/
[1] Jean-Vincent Holeindre, La ruse et la force. Une autre histoire de la stratégie, p.133
[2] Chanzu est situé à la frontière entre le Rwanda et la RDC en territoire congolais. C’est là que les armes lourdes de tout calibre furent entreposées puis récupérés après des combats d’une rare violence. C’est de là qu’est partie en 2021 la nouvelle rébellion du M23.
[3] A l’école de l’ennemi, c’est le titre d’un chapitre du livre de Jean-Vincent Holeindre.
[4] Jean-Vincent Holeindre, Op.cit., p.170.
[5] Jean-Vincent Holeindre, Idem, pp. 133-134.
[6] Laurent Nunez, in sécurité globale, Numéro spéciale, Colloque du 22 septembre 2021. Dans le même numéro spéciale, Xavier Raufer ajoute : « Assurer la sécurité globale revient à parer aux surprises ou chocs stratégiques. D’où le crucial besoin du renseignement d’alerte qui repère et cible les phénomènes menaçants et ainsi prévenir ».
[7] Nicaise Kibel’Bel Oka, L’État islamique en Afrique centrale. De l’ADF/MTM en RDC à Al Sunnah au Mozambique, p. 76.
[8] Nicaise Kibel’Bel Oka : « La déception est une de ses déclinaisons. Elle ne se limite pas non plus à la dissimulation (dont le camouflage) qui est une de ses composantes. Elle est en revanche proche du « stratagème », procédé qui, contrairement à la ruse, peut être enseigné et doit être planifié. Aujourd’hui, la définition doctrinale de la déception est la suivante : « Effet résultant de mesures visant à tromper l’adversaire en l’amenant à une fausse interprétation des attitudes amies en vue de l’inciter à réagir d’une manière préjudiciable à ses propres intérêts et de réduire ses capacités de riposte. La déception comprend la dissimulation, la diversion et l’intoxication »
[9] Alain Bauer est professeur de criminologie au CNAM en France.
Article à lire sur : RDC. Les Forces armées. Apprendre de l’école de l’ennemi pour ramener la paix au Congo https://lescoulissesrdc.info/rdc-les-forces-armees-apprendre-de-lecole-de-lennemi-pour-ramener-la-paix-au-congo/